Je reprend aujourd’hui ma série d’interview avec celui de Gerard Liger-Belair, Professeur à l’université de Reims, qui étudie les phénomène de l’effervescence.
BullOSphere : Vous êtes professeur à l’Université de Reims depuis 2007 et depuis 2012 vous avez créé l’équipe Effervescence, Champagne et Applications, pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Gerard Liger-Belair : Bien que très attaché au monde du vin, je ne suis ni viticulteur ni œnologue, mais océanographe et physicien de formation. L’observation des phénomènes naturels m’a toujours fasciné. Les phénomènes naturels obéissent à des grands principes physiques mis à jour au cours des siècles derniers. L’effervescence du champagne ne déroge pas à cette règle. L’apparition et le mouvement des bulles obéissent à des équations, parfois complexes, qui permettent de prédire un certain nombre d’éléments essentiels en dégustation, comme le nombre de bulles produites, leur taille, leur vitesse ascensionnelle, la façon dont elles éclatent et dispersent les arômes du vin…
Après une thèse de doctorat soutenue en 2001, j’ai d’abord obtenu un poste de maître de conférences à l’université de Reims en 2002, puis un poste de professeur en 2007. En 2012 j’ai décidé de créer, avec ma collègue Clara Cilindre (biochimiste de formation), une équipe spécifiquement dévolue à l’étude des phénomènes d’effervescence et de mousse dans le domaine des boissons à bulles (avec comme application phare, l’effervescence des vins de Champagne).
BullOSphere : Quels sont les travaux réalisés par l’équipe Effervescence, Champagne et Applications ?
Gerard Liger-Belair : Nous tentons de comprendre le mouvement des bulles, parfois facétieux, et les mécanismes qu’elles induisent en dégustation. A l’échelle microscopique, le spectacle des bulles est saisissant ! Nous essayons de décrypter chacune des étapes qui jalonnent leur existence, de leur naissance à leur mort. Grâce aux progrès de la science, nous avons aujourd’hui une bonne idée de la complexité des phénomènes qui se jouent lors d’une dégustation de champagne. Certaines des idées reçues qui perdurent dans l’univers des vins à bulles ne sont d’ailleurs plus compatibles avec une œnologie moderne et rationnelle.
Nos travaux trouvent aussi d’autres applications dans des domaines parfois très inattendus. Nous avons par exemple récemment collaboré à une découverte majeure, qui rend compte pour la toute première fois de l’existence probable de bulles extra-terrestres sur Titan, le plus gros des satellites de la planète Saturne. Des bulles d’azote remonteraient depuis les profondeurs des lacs de Titan, rendus instables sous l’effet de la forte pression et des températures glaciales qui y règnent…
BullOSphere : Que pouvez-vous nous dire sur les bulles du Champagne, Pourquoi sont-elles là ? Comment apparaissent-elles ? etc …
Gerard Liger-Belair : Aujourd’hui, nous savons par exemple que les bulles apparaissent sur de fines poussières ou des imperfections du verre, qu’elles remontent vers la surface en se chargeant du gaz carbonique dissous, et qu’elles éclatent en projetant de minuscules gouttelettes de champagne, dispersant ainsi efficacement les arômes du vin. Nous savons aussi pourquoi le gobelet en plastique est à proscrire en dégustation. Les bulles s’y accrochent irrésistiblement et grossissent avant de remonter dans le verre, créant ainsi une effervescence très grossière. Nous avons également appris que servir le champagne dans une flûte penchée permet de bien mieux préserver le gaz carbonique dissous et donc de former d’avantage de bulles lors de la dégustation. Je me souviens d’ailleurs avec amusement du grand bruit médiatique que cela avait provoqué à l’époque en Champagne. Pour certains, servir le champagne comme de la bière serait un crime de lèse-majesté. Les codes ne sont-ils pas faits pour être cassés de temps en temps ? Qui aurait imaginé il y a trente ans que l’on puisse proposer du champagne à déguster à la paille. Et pourtant, une prestigieuse Maison l’a fait, avec le succès que l’on sait. Plus récemment, on a imaginé des cuvées destinées à être dégustées sur glace. Impensable il y a quelques années…
BullOSphere : A quoi est due la taille des bulles de champagne ?
Gerard Liger-Belair : La taille des bulles en dégustation est principalement due à deux facteurs principaux : (1) la quantité de gaz carbonique dissous dans le vin, et (2) la hauteur de vin servi dans le verre.
- 1 – Plus le vin est riche en gaz carbonique dissous plus les bulles grossissent rapidement, ce qui explique en partie la raison pour laquelle un vieux champagne ou un vieux vin effervescent présente généralement des bulles plutôt fines. En effet, au fil du vieillissement, le gaz carbonique sous pression dans la bouteille s’échappe progressivement, ce qui aura tendance à générer des bulles de plus en plus fine au cours de la dégustation.
- 2 – Les bulles grossissent en remontant dans le verre. Donc, plus la hauteur de vin servi dans le verre est importante et plus les bulles finiront grosses. Une flûte longue et étroite fera des bulles naturellement plus grosses qu’une coupe évasée, qui présente une faible hauteur de service.
BullOSphere : Parlons un peu plus de vous, Etes-vous originaire de la Champagne ? Quelles sont les raisons qui vous ont amené à travailler sur ce sujet ? Est-ce un domaine qui vous a toujours passionné ?
Gerard Liger-Belair : La famille Liger-Belair est originaire de Bourgogne (j’ai d’ailleurs deux de mes cousins qui élaborent du vin, à Vosne-Romanée et Nuits Saint Georges), mais je suis né au Liban et j’ai essentiellement vécu en région parisienne. J’ai fait mes études supérieures à Paris (à l’université Pierre et Marie Curie).
J’ai toujours eu envie de mieux comprendre la mécanique des bulles, probablement avant tout à cause de leur pouvoir hypnotique, un peu à la manière des flammes d’un feu de cheminée… Je suis un grand contemplatif et un rêveur. Les bulles permettent de laisser son imaginaire vagabonder, et de « s’échapper » de l’agitation ambiante.
BullOSphere : Pour vous quel serait le Champagne « parfait » ?
Gerard Liger-Belair : Difficile de répondre à cette question du champagne parfait… La dégustation d’un vin effervescent est très « multifactorielle », encore plus que pour un vin tranquille. Le vin effervescent possède une dimension supplémentaire apportée par le gaz carbonique et donc les bulles… De plus, au-delà des qualités intrinsèques du vin lui-même, le choix du verre est essentiel. Le verre demeure un acteur indéniable du plaisir de la dégustation. Il peut magnifier un vin ou l’empêcher de donner le meilleur de ce qu’il a à exprimer si ses caractéristiques géométriques sont mal adaptées au choix du vin. Pour ma part j’aime les champagnes qui ont eu le temps de vieillir. Les arômes empyreumatiques s’y sont développés, et le gaz carbonique est un peu moins présent, ce qui permet à l’effervescence d’être plus fine, plus subtile. Et puis comme pour le vin et les plaisirs de la bouche en général, il est essentiel de partager un bon champagne en bonne compagnie. Le plaisir en sera décuplé.
BullOSphere : Un « mot de la fin » pour clôturer cette interview ?
Gerard Liger-Belair : On m’a parfois fait le reproche qu’à force de vouloir ainsi lever le voile sur ce phénomène naturel qu’est l’effervescence, je risquais d’en extraire la magie. Je ne le crois pas. En quoi une meilleure connaissance de l’origine des choses pourrait altérer le plaisir qu’on a à les vivre ou à les observer ? Je n’éprouve pas moins d’émotion en observant un arc-en-ciel depuis que je sais qu’il est dû à la réfraction et à la réflexion des rayons du soleil dans les gouttelettes d’eau en suspension dans l’air.
Certes, l’élaboration d’un grand vin (qu’il soit effervescent ou pas) relève de l’Art et d’une profonde sensibilité, mais qui a dit que la démarche scientifique devait se tenir à l’écart d’un tel processus ? ca n’est bien évidemment pas antinomique. Cette dichotomie n’a pas raison d’être. Le processus créatif en Sciences relève souvent d’une forme d’art par bien des aspects.